Quand le grandiose étouffe le sensible : vigilance pour des subventions publiques qui servent réellement l’intérêt général

Par Mathieu Schoenahl, directeur du festival Météo & membre du Conseil d’Administration et secrétaire de Futurs Composés

Concerts aux bougies, spectacles immersifs, monumentaux et grandioses… Pas une semaine ne se passe sans qu’un nouveau concept au nom ronflant n’apparaisse ça et là. Ils s’affichent dans les couloirs du métro, sur les fils d’actualité des réseaux sociaux via des publications très sponsorisées, ou bien dans la presse locale, souvent partenaire – et donc peu critique. Des initiatives privées à but essentiellement lucratif.

De plus en plus de collectivités regardent ces initiatives avec gourmandise. Et puis, ce projet « grandiose » et populaire va mettre un coup de projecteur sur le territoire, valoriser le patrimoine. C’est le fameux « effet wouah ». Alors, on soutient financièrement des projets qualifiés de plus « dynamiques » que ceux des associations culturelles. L’argent privé y abonde, les recettes de billetterie aussi, et la subvention publique apparaît comme un détail… un coup de pouce, seulement.

Mais ce soutien n’a rien d’anodin. En ces temps de crise budgétaire, les politiques publiques en matière culturelle se voient affaiblies et le privé s’engouffre dans la brèche. C’est aussi pour beaucoup un retour de manivelle bienvenue, le fameux « backlash », après des décennies de politiques culturelles étiquetées à gauche. Fini les spectacles subventionnés pour un entre-soi de cultureux sachants ! Place à des produits bien identifiés qui s’adressent au plus grand nombre.

Dans un article récent du journal « L’Alsace » daté du 16 octobre 2025, on lit d’ailleurs que « l’immense succès de ces formules a de quoi questionner les institutions culturelles, en pleine réflexion sur le renouvellement des publics ».

Mais ce constat invisibilise largement la question du temps long, au cœur des préoccupations de ces fameuses « institutions culturelles » – en réalité des associations à but non lucratif – qui œuvrent au quotidien sur le territoire, au plus près des publics.

Car avec ce type de « formules », on est dans le fast food culturel. On sait ce qu’on vient chercher et ce n’est clairement pas la surprise ! Des reprises de Queen, Coldplay ou Céline Dion jouées à la note près. 1h de concert, pas plus pas moins. Des spectacles « immersifs et grandioses » qui en appellent à l’épopée, au récit, peu importe qu’ils soient historiquement justes, qu’ils véhiculent de nombreux clichés. Des propositions pas forcément bon marché, avec des offres de type « packs famille ». La communication appuie la plupart du temps sur la notion « d’expérience ».

Le soutien financier accordé par certaines collectivités à ce type d’initiative pose question. Au même titre que les milliards d’aides accordées par l’état aux entreprises sans contrepartie, l’argent public ne peut être fléché n’importe comment sur des spectacles privés à but lucratif. Car derrière ces initiatives qualifiées de « populaires » (à l’inverse, on l’aura compris, des institutions culturelles qualifiées « d’ élitistes »), se cachent ici un entrepreneur milliardaire d’extrême-droite, là la branche la plus traditionnaliste de l’Église catholique…

Les collectivités publiques sont à la croisée des chemins. Elles peuvent se mettre en retrait comme c’est le cas en Région Pays de la Loire ou en Région Rhône-Alpes. Mais cet abandon du soutien aux associations culturelles, c’est se tirer une balle dans le pied pour les collectivités elles-mêmes. Perte d’attractivité, arrêt des projets culturels en milieu scolaire ou médico-social… En résumé, on laisse le champ libre à des initiatives privées non contrôlées, de nature à réveiller les bas instincts. Les choix d’aujourd’hui vont évidemment impacter la société de demain. Le manque de connaissance réelle du travail quotidien des associations culturelles entraine une absence de vision et de politique culturelle ambitieuse, qui ne sera pas sans conséquence. Discriminations et intolérance de toute forme ne se feront pas prier pour entrer par la porte grande ouverte par ces choix désastreux.

Car il faut rappeler que les associations culturelles sont pour la plupart dynamiques et ambitieuses, et travaillent en étroite relation avec les publics, le territoire. Elles sont vectrices d’emploi, participent au dynamisme économique et touristique de leur quartier, de leur ville, de leur région, du pays.

Alors il faut assumer pleinement des approches artistiques sensibles, qui ne sont pas destinées à « faire du bruit » ou à provoquer ce fameux « effet wouah », mais à emmener vers des imaginaires parfois minuscules. Vers des temps rares et précieux. Ne pas trop céder la place de l’art à l’animation, qui en a bien assez par ailleurs. Il faut continuer à emmener à la rencontre de ce que l’on ne connait pas, à faire découvrir, à prendre des risques, à accepter l’échec, à rebondir, à réfléchir, choquer, penser, étonner, échanger, rêver.

Les temps à venir vont nous faire entrer en résistance, c’est certain. Résister contre le populisme, le grandiose, le nombre, les standing ovation, les salles combles et continuer coûte que coûte à creuser, gratter, tenter, bricoler, grignoter, fignoler.